Décembre 2022. Najaf-Istanbul-Paris-Calais,
par Morgan Railane, pour Aletheia Press
Aletheia Press est repartie une semaine cet hiver en Irak, à Najaf, à 170 kilomètres au sud de Bagdad. Centre spirituel des musulmans chiites du monde entier, Najaf abrite le tombeau de l’Imam Ali, successeur du prophète selon les chiites. Siège de la marjayeh, l’autorité suprême des chiites dans le monde, Najaf a enterré le mois dernier, à 63 ans, un de ses religieux les plus respectés : Seyed Saleh al Hakim, son ministre des Affaires étrangères officieux. Au-delà de cette perte, l’institution religieuse s’interroge sur sa future direction… D’autre part, la ville s’est lancée dans une croissance fantastique à tout niveau. Conséquemment, les changements adviennent aussi dans l’esprit d’une jeunesse déçue et consciente de son droit à la liberté. Carnet de route en trois volets.
Le premier épisode « Deuils et inquiétudes » est à lire ici.
Le second épisode « Du ciment, du sable et des dollars » est à lire ici .
Une vague et des flots (3/3)
Ils sont beaux ; jeunes, blagueurs, lucides et confiants. Surtout, ils n’ont plus peur. De la guerre (terminée) contre Daech ; de l’incurie de l’Etat en lequel ils n’ont plus confiance ; de l’inertie de l’action publique ou des lendemains économiquement difficiles.
Certains d’entre eux se retrouvent à l’association Moja : “la vague” en arabe. « Un groupe de personnes qui croit dans le futur de son pays » disent-ils sur leur site internet (www.mojateam.org) ; « briser les barrières, élargir les ponts », tel est leur slogan. On se revoit après notre dernière visite en juin dernier. A quelques rues de Sahat al Sadria (1), j’arrive en avance et attend assis sur les marches de l’entrée d’une maison voisine.
Quelques minutes passent avant qu’un quinquagénaire n’arrive : « viens boire un thé en attendant tes amis. Tu as déjeuné ? ». Je peine à refuser et l’on entame une discussion ; il me fait l’article sur l’histoire islamique depuis la mort du prophète et l’évidente préférence qu’il avait pour l’Imam Ali. On se sépare bien gentiment. Puis il revient avec un plateau composé d’une assiette de poulet au riz, d’un petit plat de légumes saucés, de quelques dattes mouchetées de graines de sésame. Hospitalité najafi.
En arrivant, les membres de Moja se marrent : « nos voisins se sont occupés de vous, que c’est mignon » plaisante la directrice de l’ONG, Zahra al Camouneh. Issue d’une famille de Seyed (2), cette femme de 28 ans dirige le centre depuis qu’il a quitté la petite pièce qu’il occupait à Kufa pour investir une grande maison avec jardin et dépendances depuis janvier 2022.
Une vague sur le sable
« Moja a commencé en 2012 avec des étudiants qui veulent changer leur environnement, leur société, nous explique t-elle. Elle s’est développée au fil des années. C’est aujourd’hui une plus grande organisation établie à Najaf et qui a des activités dans d’autres provinces d’Irak. Le principal but de Moja est d’améliorer la vie des gens à Najaf et dans tout l’Irak. De promouvoir la démocratie parmi les citoyens et l’égalité. De promouvoir le concept d’une vie bonne que chacun est en droit d’attendre ».
A l’époque, Najaf devait être Capitale Mondiale de la Culture Islamique (attribution décernée par l’Organisation de la Conférence Islamique). Mais des soupçons de corruption ont fait capoter les manifestations auxquelles la marjayeh (3) ne voulait pas participer… Dix ans plus tard, la ville a bien changé.
« Moja signifie la Vague, poursuit notre interlocutrice. C’est une vague de changements. Et donc les changements dans toute société sont difficiles à accepter, en particulier pour les plus anciennes générations, plus traditionnelles. Mais Moja essaie d’établir une nouvelle approche où il y a de la place pour tout le monde : les nouvelles comme les anciennes générations doivent pouvoir vivre sereinement ».
Dans la vieille-ville, les abayas noires recouvrent toutes les femmes. « C’est le respect du lieu, c’est normal » pétitionne la directrice. Dans la ville-nouvelle, les tenues sont plus cool. « ça peut tout à fait coexister. Najaf est unie. Les gens qui pensent de manière conservatrices, ce sont nos pères, nos mères, nos frères, nos maris… Ce sont nos familles. Dans l’avenir, il y a de la place pour tout le monde ».
Ou est notre argent ?
On sort boire un café najafien dans Chahr Rawan : noir, plus concentré qu’un double expresso. La crème de caféine est servie sur le trottoir dans de petites échoppes où scintillent les cafetières couleur-soleil. Plus loin, devant la préfecture de Najaf, la foule se rassemble depuis 3 jours. Elle arrive de la place Sadria, bloque la circulation et défile jusqu’aux portes de Majid al Waeli, le nouveau préfet de tendance sadriste (4). Plusieurs centaines d’enseignants viennent réclamer leur dû : leurs salaires ne sont plus versés depuis plusieurs mois. Dans une ville où des fortunes se construisent grâce au « tourisme religieux », ceux qui éduquent la jeunesse irakienne ne sont plus payés.
Ils sont quelques centaines : les hommes devant, les femmes derrière qui les poussent de leur voix. Ils se pressent devant l’entrée où les accueillent les policiers et militaires. Ca chante sous un drapeau, des harangues se succèdent à partir du toit d’une camionnette, les manifestants poussent sans violence les forces de l’ordre. Un jeu de mélée, qui avance et qui recule, rythme les chants. Quand un coup de bâton est donné, la foule hurle et les forces de l’ordre reculent. L’état se souvient des manifestants de 2019 qui étaient rentrés dans le Parlement et qui avaient corrigé quelques députés qu’ils disaient corrompus… L’irakien peut être un lion…
Une fac privée
Dans Chahr ar Rawan, les maçons s’affairent : un type à la pelle, un autre qui tamise le ciment de mauvaise qualité et un autre qui l’applique grossièrement sur les murs d’un nouveau magasin. Partout les lumières claquent bien avant la tombée du jour. Les larges rues perpendiculaires regorgent désormais de tous les produits qu’on peut trouver dans les démocratie libérales. Ou comme à Doha au Qatar qui sert de modèle à une partie de la jeunesse enthousiasmée par l’épopée marocaine au dernier Mondial de football. « Les arabes vont gagner la coupe du monde ! » crient des jeunes les soirs de matchs. Mieux que les printemps révolutionnaire…
Le lendemain, on rancarde Seyed Mohammad Ali Bahar al Ulum qui préside l’une des rares universités privées d’Irak. Il professe les sciences islamiques dans la Hawzeh ilmyah (école religieuse). Son nom signifie « océan du savoir »… Sa famille est l’une des plus illustres parmi les religieux chiites d’Irak. Son père, Mohammad al kabir (le grand), était une personne respectée. Mujtahid, descendant du prophète, il a été l’un des deux religieux (avec le mujtahid Seyed Ahmad as Safi) envoyés par la marjayeh pour faire partie de la commission qui a écrit la constitution irakienne après la chute du dictateur en 2004. Il a également créé une clinique pour les désargentés et une fondation qui tient les rênes de l’université.
« Ici, à l’institut, nous enseignons les sciences politiques et le droit » explique le Seyed. « Pas le droit religieux »précise t-il… Pris au niveau licence, les étudiants passent un master et enchaînent parfois avec un Doctorat. Cette année, ils sont 120 à s’être inscrits pour 4 000 dollars par an. Depuis son ouverture en 2007, l’institut a publié plus de 1 200 thèses.
« Nous organisons aussi des sessions d’enseignement de 3 jours avec des chiites et des sunnites, ajoute t-il. Aujourd’hui nous travaillons sur des innovation dans les domaines médicaux, agricole et environnementaux ». Que pense t-il de la situation sociale depuis les grandes manifestations de 2019 ? « La situation reste complexe, avance t-il. Au niveau social, les gens cherchent avant une situation stable. Donc, ils préfèrent entrer dans la fonction publique parce que c’est le seul secteur qui garantit une retraite. Le privé n’assume pas cette tâche alors que c’est la loi ».
Aprés la traditionnelle photo, Seyed Bahar al Ulum me met dans les mains d’un de ses assistants ; Mohammad Ali me fait faire le tour du propriétaire. Sur 3 niveaux, les salles de cours et les bureaux défilent. L’institut dispose d’un amphithéâtre de 300 places « Salle Cheikh Tusi », du nom d’un des principaux savants collecteurs de traditions chiites. Au premier étage, la bibliothèque rayonne sur 300 m². « Nous disposons essentiellement de livres en arabe, en farsi et en anglais ». Un rayonnage composé de vieux livres et quelques manuscrits est bien en évidence « Nous avons une tradition livresque à Najaf » sourit Mohammad avant de nous montrer fièrement la bibliothèque numérique.
Dehors, la nuit tombe et la jeunesse najafienne s’est habillée pour sortir. Dans les cafés de Chahr ar Rawan, les groupes de jeunes gens, parfois mixtes, rient sous les couleurs des magasins qui flashent. A Najaf, les étoiles sont sorties des cieux.
La mort. Encore…
Il est 22h. On prend la route avec Ali qui nous avait cueilli à notre arrivée. En 2 heures on arrive à l’aéroport de Bagdad. On passe dans un fourgon allemand de 9 places qui dégueule de bagages. En moins d’une heure, on passe les légers contrôles et on s’installe à coté d’une famille. Sourires, saluts nocturnes et discussion ouverte : il s’appelle Farouk et ses 45 ans ne pèsent pas sur sa carrure… Je risque : « Vous avez peut-être internet pour le match France-Maroc ? » « Oui oui bien sur, je vais le mettre si vous voulez. Je suis de Kerbala et je rentre à Helsinki »raconte t-il. Sur ses bras nus, de profondes marquent et des cicatrices conséquentes : « un wahhabite d’Al Qaida. Il s’est fait sauter prés de moi en 2006. Quand je combattais les américains avec Jaish al Mahdi. On se cachait dans Wadi Salaam. Quelle époque ! ». Je lui demande s’il a vu le nouveau cimetière. « Oui bien sûr, j’ai des martyrs enterrés là-bas. Un jour, on aura des martyrs jusque Kerbala ». On a oublié le match : en demi-finale, les marocains ont perdu contre la France.
Lexique :
(1) Sahat Sadria : place Sadria
(2) Seyed : descendant du prophète par son gendre Ali et sa fille Fatima.
(3) Marjayeh : institution représentative des chiites
(4) sadristes : Partisan de Moqtada al-Sadr, dirigeant d’un mouvement politico-religieux.