Décembre 2022. Najaf-Istanbul-Paris-Calais,
par Morgan Railane, pour Aletheia Press
Aletheia Press est repartie une semaine cet hiver en Irak, à Najaf, à 170 kilomètres au sud de Bagdad. Centre spirituel des musulmans chiites du monde entier, Najaf abrite le tombeau de l’Imam Ali, successeur du prophète selon les chiites. Siège de la marjayeh, l’autorité suprême des chiites dans le monde, Najaf a enterré le mois dernier, à 63 ans, un de ses religieux les plus respectés : Seyed Saleh al Hakim, son ministre des Affaires étrangères officieux. Au-delà de cette perte, l’institution religieuse s’interroge sur sa future direction… D’autre part, la ville s’est lancée dans une croissance fantastique à tout niveau. Conséquemment, les changements adviennent aussi dans l’esprit d’une jeunesse déçue et consciente de son droit à la liberté. Carnet de route en trois volets.
Le premier épisode « Deuils et inquiétudes » est à lire ici.
Du ciment, du sable et des dollars (2/3)
L’agglomération najafienne regroupe probablement plus d’un million de personnes en comptant la ville contiguë de Kufa. En 2009, on ne parlait pas de « la vieille ville » de Najaf (Kadima) et de la ville nouvelle (Jadida). Aujourd’hui, l’expression est sur toutes les lèvres et en dit long sur la dichotomie qui croit dans la population et qui se perçoit partout.
Najaf, c’est d’abord de la poussière qui vole et des bâtiments qui poussent. Aussi bien dans la vieille ville que dans la nouvelle. Les deux parties sont en rénovation complète. Dans la vieille ville, les arcades du souk ont presque totalement été réhabilitées. Les lamelles de bois cintrées formant un plafond neuf redonnent du lustre au marché couvert qui s’étend, de ruelles en ruelles, autour du Mausolée. Lequel est désormais entouré de plus larges plateformes équipées de machines de nettoyage, de fontaines, et de sanitaires. Partout, l’affichage est en arabe et en anglais. L’accueil s’est professionnalisé. Dans le mausolée, les teintures noire et rouge marquent la fin de la période des commémorations autour de Fatima Zahra, fille chérie du prophète et sainte figure chez les chiites. Sous un ciel sec et une température de 21 °C, les pèlerins sont dans d’excellentes conditions au regard des températures extrêmes de l’été. Les rues piétonnes Tusi, Zayn al Abidin, et Rassoul ont de nouveaux sols. Avec Kerbala, sa voisine (70 km au nord), Najaf reçoit entre 15 et 20 millions de pèlerins par an. Une manne qui fait pousser de nombreux projets sur cette terre aride.
Najaf en mode champignon
Les projets économiques poussent aussi au fil de la corruption qui s’y développe disent quelques mauvaises langues : « les investisseurs paient les politiques qui leur cèdent les terrains les mieux placés ». Sur les grands boulevards, qui relient Najaf al Kadima à Najaf al Jadida, on voit par exemple se construire un immense palais des congrès en bord de route. Plus loin, c’est une série de restaurants thématiques contiguës à un parc d’attraction. Ces mêmes mauvaises langues disent que tout appartient à des sadristes (1) ; fruit d’un partage local… Plus loin encore, on voit l’importance du trafic routier au sortir d’un tunnel, rare vestige d’un investissement lancé lors de la désignation, par l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI) de Najaf en tant que Capitale de la Culture Islamique mondiale pour 2012. Le projet avait fait long feu avec le retrait de la marjayeh qui flairait alors une trop forte odeur de corruption… Honteux, les politiques avaient dû ajourner l’événement.
Des tombes jusqu’à Kerbala !
Sur la route du nouveau cimetière, des hôtels récents, un pont en cours de construction et des lotissements neufs : Zahra 1 et 2 constituent les nouveaux quartiers résidentiels de Najaf. A plusieurs kilomètres de la ville, ils sont les avant-postes de l’extension urbaine vers Kerbala, l’autre ville sainte qui abrite le tombeau de l’Imam Hussein ; encore plus visité que celui de son père Ali à Najaf. Les maisons sont implantées sur 150 m² minimum. Entre elles, le réseau électrique est digne de n’importe quel quartier d’Europe, loin des toiles d’araignées qui forment les angles des trottoirs et des bâtiments de la ville actuelle.
On s’arrête chez un ami d’Anouar, notre chauffeur, qui vit dans ce nouveau lotissement. On refuse le thé : le jour est avancé et la lumière commence déjà à décliner. En bordure de lotissement, une centrale à béton jouxte d’autres allées avec leurs lots de maisons en cours de construction. Quelques kilomètres plus loin, on arrive à un rond-point verdoyant ; c’est l’entrée sud du nouveau cimetière. Une gigantesque porte de brique forme l’entrée. Monumentale avec près de 20 mètres de hauteur. « Et 500 millions de dinars la porte » nous glisse un gardien. Il y en a quatre.
Le cimetière fait 14 kilomètres de long. Il est deux fois plus grand que Wadi Salaam, l’antique dépositaire des corps de millions de chiites venus se faire ensevelir auprès de l’Imam Ali. « Un jour, on arrivera à Kerbala » jure le gardien fièrement. S’il y a plus de 20 millions de tombes à Wadi Salaam, le nouveau cimetière n’en compte qu’un peu plus de 6 000 depuis son ouverture, il y a deux ans. « Des Irakiens, des Pakistanais, quelques Iraniens » décline le personnel sur place. « Tout est bien tenu ici. Il y a des normes et on localise les tombes sans problème » explique-t-on encore. Les prix ? Variables : entre 1.5 million de dinars (1 500 euros) et 4 millions, « si on a une place près d’une des 4 portes » précisent nos interlocuteurs. « J’ai un cousin qui a payé 15 millions de dinars » nous glisse Anouar. Les places VIP sont très prisées. Les sans identités sont au fond. Ils forment l’avant-garde de ceux qui vont vers Kerbala.
Marketplace…
On se promène dans Najaf al Jadida. Autour de chahr ar Rawan (rue Rawan), la succession des « stores » semble illimitée. Devant la multitude de magasins étincelants, il reste quelques vieilles échoppes qui vendent le « leblabi », une sorte de soupe claire de pois chiche. Vestige d’un Najaf qui se fond dans une modernité toute « golfique ». En effet, le tape-à-l’œil des boutiques fait de plus en plus peser aux émirats scintillants du golf… « Certains veulent faire de Najaf une série d’hôtels et de restaurants » se plaint un fonctionnaire. Plus loin, des hypermarchés poussent aussi sur la terre ocre et des parcs pour enfants parsèment les surfaces commerciales. « Il y a tellement de visiteurs de l’Imam Ali que les promoteurs veulent en profiter » persiflent les Najafiens.
Du haut de l’hôtel Baradar, on voit l’ensemble de la place Sadria. Quatre grandes artères partent de ce point central en ville. A droite Chahr Rawan ; en face chahr Ghadir. Des rues commerçantes à foison avec toute la palette de produits qu’on trouve en Europe. Ici, les accoutrements commencent à changer. Les femmes restent évidemment voilées, mais les tuniques noires sont incomparablement moins nombreuses que dans la vieille ville. On croisera toujours plus de jeunes en jean que des Seyed (2) ou des Cheikh.
C’est dimanche. On m’appelle pour aller dans un restaurant « spécial » … Je crains – à tort – le banquet sans fin. On roule sur la route de Kerbala et on s’arrête sans façon sur la file de droite. « Mat’aam chaabi ! » (restaurant populaire) rigole Ali, un de nos accompagnateurs. Sur le trottoir, une mini-échoppe présente des morceaux d’agneaux. Un gros moustachu découpe patiemment les chairs et les passe à son collègue qui en fait des brochettes : « tekke ! » montre Ali. Le mot najafien pour brochette. Avec quelques tomates (cuites), quelques oignons (crus), de la coriandre et du pain, le menu est au poil. Assis sur un tapis dans un abri de 4 m², on se régale d’une cinquantaine de tekke… L’Irakien est passionnément carnivore.
On blague sur mon arabe avec tendresse et on débat de la manifestation des enseignants qui s ‘est déroulée le matin : « c’est Bagdad qui paie les enseignants, pas le wali de Najaf. Il n’y a plus d’argent en Irak » peste Mohammad, un collègue d’Ali. On discute des deux villes : l’ancienne et la nouvelle. Tous en sont fiers : développement économique, tourisme religieux de masse, excès garantis coté déchet. Najaf se construit à vive allure. Je demande à brûle-pourpoint où est le bureau de Seyed Sistani, marjaa al Alaa (4). Un blanc suit ma question… « A côté du mausolée ? » glisse-je pour les aider. « Rue Razssoul ? Non. Rue Zayn al Abidin ? Non, non… » Deux de mes interlocuteurs téléphonent à des amis. « Chahr Tusi ! » dit Ali. Tous se trompent. Le bureau de Seyed Sistani est dans la rue Rassoul. Depuis des lustres. Ils l’ont oublié.
Lexique :
(1) sadristes : Partisan de Moqtada al-Sadr. Mouvement politico-religieux.
(2) Seyed : descendant du prophète par son gendre Ali et sa fille Fatima.
(3) Wali : préfet
(3) Marjaa al alaa : Grand ayatollah reconnu par ses pairs. Les marjaas sont l’équivalent des cardinaux catholiques dans la hiérarchie chiite. Ils sont réunis au sein de la « marjayeh », l’autorité suprême des chiites dans le monde, qui est installée à Najaf.