Par Morgan Railane, pour Aletheia Press
Aletheia Press est repartie une semaine cet hiver en Irak, à Najaf, à 170 kilomètres au sud de Bagdad. Centre spirituel des musulmans chiites du monde entier, Najaf abrite le tombeau de l’Imam Ali, successeur du prophète selon les chiites. Siège de la marjayeh, l’autorité suprême des chiites dans le monde, Najaf a enterré le mois dernier, à 63 ans, un de ses religieux les plus respectés : Seyed Saleh al Hakim, son ministre des Affaires étrangères officieux. Au-delà de cette perte, l’institution religieuse s’interroge sur sa future direction… D’autre part, la ville s’est lancée dans une croissance fantastique à tout niveau. Conséquemment, les changements adviennent aussi dans l’esprit d’une jeunesse déçue et consciente de son droit à la liberté. Carnet de route en trois volets.
Episode #1 : Deuils et inquiétudes
Il y a quinze mois à Najaf, disparaissait le marjaa Seyed Mohammed Saïd al Hakim, numéro 2 après Seyed Sistani dans la hiérarchie ecclésiale chiite. Avec le pakistanais Cheikh Bachir al Najafi, l’afghan Itzhak al Fayyadh, il reste aujourd’hui trois grands mujtahids (1) à Najaf. Depuis la chute de Saddam Hussein, l’autorité spirituelle chiite croyait avoir repris sa place sur la scène internationale. La rencontre entre le pape François et le marjaa al alaa (2) Seyed Sistani avait marqué les esprits au printemps 2021. Du côté de Téhéran et de l’autre système religieux rangé derrière l’ayatollah Ali Khamenei, chef de l’état iranien et guide religieux, on avait observé sans vraiment contrer cette rencontre exceptionnelle.
Pour autant, l’Iran reste, plus encore qu’hier, un acteur décisif dans la situation irakienne : des troupes, des militants, des fidèles qui se rendent dans les villes où se trouve une partie des 12 saints Imams des chiites : Najaf, Kerbala, Kadhimmyah, Samarra. Sans compter les chefs d’entreprises publiques et privées iraniennes qui développent leurs activités sur le marché irakien au grand dam de certains qui s’en offusquent. En Off : « regardez les poissons. On n’en trouve plus dans l’Euphrate ou le Tigre. Certains disent que les Iraniens ont empoisonné les fleuves pour vendre leurs poissons » susurre un commerçant. « Mais non… Tu dis n’importe quoi » le reprend un voisin : « les Turcs coupent le débit, le niveau du fleuve descend et les poissons en meurent tout simplement ». Les rumeurs sont prospères et les inquiétudes s’immiscent sur nombre de sujets.
Chez les religieux, l’une des grandes discussions concerne la succession du Marjaa al alaa (2) Seyed Sistani. Nonagénaire, le grand clerc, de nationalité iranienne, incarne le chiisme apolitique, très majoritaire chez les fidèles, à rebours du système de son confrère Ali Khamenei, guide spirituel et chef de l’état iranien, qui a 86 ans. « Si Dieu veut, Seyed Sistani enterrera Khamenei » plaisante un étudiant. La crainte réside dans la main mise de l’Iran sur les affaires religieuses de l’Irak. Jalouse de son indépendance, Najaf n’entend pas passer sous la coupe de quiconque. Que vaut la légitimité religieuse d’Ali Khamenei qui, dix-huit ans après la chute de Saddam, n’a toujours pas effectué sa pieuse visite au tombeau de l’Imam Ali ?
Un Seyed pas comme les autres
A Najaf, on célèbre le « moutama » (3) de Seyed Saleh al Hakim. Ce religieux particulier est décédé en octobre dernier d’une maladie foudroyante qui a mis fin à soixante-trois années d’une vie bien remplie. Issu de la célèbre famille Al Hakim, dont le marjaa Mohammed Saïd al Hakim disparu en septembre 2021, Seyed Saleh était un personnage hors du commun.
Dans la salle de conférence du complexe de bâtiments que forme le plus gros centre de religieux de Najaf, près de 250 personnes sont venues de partout : des religieux, mais aussi des laïques comme Hana Sadar, infatigable militante de la cause arabe depuis cinquante ans. Des Français aussi comme Alix Philippon, chercheuse à Aix-en-Provence et spécialiste des mouvements soufis. C’est une suite d’interventions qui rappellent la vie et les œuvres de Seyed Saleh al Hakim. Des messages sont arrivés aussi : de l’ancien évêque de Troyes et pionnier de l’interreligieux en France Marc Stenger et Catherine Billet, ancienne déléguée générale de Pax Christi, de la chercheuse spécialiste du chiisme Sabrina Mervin, d’Ali Ratsbeen, directeur général de l’Académie géopolitique de Paris, ou encore des journalistes Julien Lescuyer (Voix du Nord) et Sophie Lemaire (Aletheia Press). Tous épris(es), à divers degrés, du charme de Seyed Saleh.
L’histoire de ce petit homme débonnaire, au regard bleu ciel et au sourire complice, est truffée d’événements historiques. Arrière-petit-neveu de Seyed Mohsen al Hakim (Marjaa de référence pour les chiites dans les années 60 et grand réformateur), Seyed Saleh a commencé par militer au parti communiste irakien. C’est l’époque du nationalisme arabe et de la persécution des chiites par Saddam Hussein. La famille Al Hakim va payer un très lourd tribut dans les geôles irakiennes. Seyed Saleh y perd ses parents et sa petite sœur. Il sort au bout de sept ans. Et retourne à la Hawzeh suivre le cursus islamique. Il se réfugie en Iran avec une grande partie de la famille Al Hakim.
Après la chute de Saddam Hussein, Najaf reprend son destin en main et Seyed Saleh joue les missi dominici dans le monde en portant la parole de l’institution chiite. Il est de tous les colloques et de toutes les conférences internationales : avec la communauté Sant’Egidio à Rome devant le Pape, au Rajasthan avec la communauté chiite indienne, à Copenhague avec les réfugiés irakiens qui fuient Daech, dans d’autres camps à Najaf avec les chrétiens et les yézidis venus se rassurer à l’ombre du marjaa Seyed Sistani.
En France, il multiplie les rencontres : avec son cousin, l’éminent mujtahid (1) Seyed Riadh al Hakim, professeur de philosophie à Qom en Iran, il rencontre les députés de l’association France-Irak, donne des conférences à l’Assemblée nationale, à Science Po et à l’Université Catholique à Lille, visite les camps d’exilés de Calais et… tient le crachoir aux fleuristes locaux.
Infatigable bonhomie qui ne s’en laisse pas compter. Seyed Saleh était tout sauf un naïf. Mais il avait choisi d’espérer en l’homme. Sans faux-semblant, mais avec une rare détermination. La discussion avec lui n’avait pas de fin. Un ami commun a vécu quelques mois avec lui à Najaf et témoigne : « je n’en pouvais plus : j’avais mal aux côtes à cause des fous rires. Et on recevait tout le temps. Essentiellement la nuit. Seyed Saleh m’a épuisé. »
Après le moutama (3), tout le monde s’attable à l’hôtel Granada (5 étoiles) et les connaissances se croisent autour du diner et du match du jour. On fait la connaissance de Haidar. Bras droit en prothèse, main gauche abîmée durant la guerre contre Daesh, l’homme est un solide quadragénaire « remonté » contre la vision occidentale des milices irakiennes. « Les Hachd al chaabi 45) ont donné leur sang pour la liberté du peuple irakien » assène-t-il. Parmi eux, l’un de leurs dirigeants Abdelmahdi al Mohandis assassiné par un drone états-unien l’an dernier avec le général iranien Qassem Soleimani. La photo du premier n’est plus systématiquement affichée avec celle du second. Une prise de distance symbolique ?
Imbroglios et message d’espoir
Haidar, qui est l’un des surnoms de l’Imam Ali, a servi sous les ordres du cheikh al Haqqani, chef de milice, mort à Beyrouth après une maladie. « C’était suspect » glisse-t-il, sous-entendant des règlements de comptes entre milices. La rumeur irakienne…. Avant la guerre, Haidar travaillait dans le secteur pétrolier où il officiait en tant qu’ingénieur. Avec d’autres combattants, il a refusé de laisser les champs pétroliers autour de Kirkouk aux peshmergas (2), malgré l’ordre de l’ex-premier ministre al Khadimi. Il soupçonnait un arrangement entre corrompus. « Les Peshmergas (5) détournent le pétrole irakien dans leur pipe-line et l’amènent vers la Turquie ». Lieu de tous les arrangements, l’Irak voit aussi les Iraniens se servir d’autres factions kurdes comme le PKK afin de barrer la route aux Turcs dans la province du Sinjar. Les Hachd aussi sont de la partie. « C’est du jeu à la libanaise » conclut-il. Les pays riverains viennent régler leurs conflits en Irak afin de ne pas avoir à le faire chez eux…
Sur une autre table, deux Irlandais discutent avec un Seyed, spécialiste du judaïsme. Les écrits théologiques hébraïques sont au moins aussi massifs que les écrits chiites. Des labyrinthes de règles applicables selon les milliers de situations que chaque croyant peut rencontrer dans sa vie. Plus loin, deux Tanzaniens échangent avec des cheikhs iraniens et des imams albanais. Dans le couloir, une chercheuse française débat avec des universitaires sur d’autres sujets. Seyed Saleh al Hakim était de ces hommes : bâtisseur de paix, ami du savoir et des savants, ferme trait d’union entre les cultures et les civilisations. Mille fois, il est intervenu auprès de divers publics et sur tous les continents au nom de la marjayeh. Officieux ministre des Affaires étrangères de l’autorité spirituelle des 300 millions de chiites dans le monde, Seyed Saleh est une perte inestimable pour l’institution. Son réseau mondial a permis à la marjayeh d’accueillir au printemps 2021 le pape François lui-même à Najaf. Ce fut la rencontre avec le marjaa al alaa (2) Seyed Sistani. L’homme en blanc et l’homme en noir, côte à côte, pour donner au monde l’image de la paix et de la concorde entre catholiques et chiites. Une première historique et mondiale. De quoi espérer…
Lexique :
- (1) Mujtahid : religieux habilité à interpréter le Coran et les hadiths des Saints Imams.
- (2) Marjaa al alaa : Grand ayatollah reconnu par ses pairs. Les marjaas sont l’équivalent des cardinaux catholiques dans la hiérarchie chiite. Ils sont réunis au sein de la « marjayeh », l’autorité suprême des chiites dans le monde, qui est installée à Najaf.
- (3) Moutama : conférence publique qui rend hommage à une personne disparue.
- (4) Hachd al chaabi : milices populaires irakiennes armées et financées, entre autres, par l’Iran.
- (4) Peshmergas : combattants kurdes.