Aletheia Press se projette régulièrement à l’étranger et observe notamment des phénomènes géopolitiques dans certaines régions du Moyen-Orient. Nous partageons avec nos lecteurs et nos clients notre récent carnet de route dans le sud irakien où nous nous sommes rendu à Najaf, Kerbala, Bassorah et Zubayr. La première abrite le tombeau de l’Imam Ali, successeur désigné du prophète de l’Islam pour les chiites ; la seconde est dotée du mausolée de ses deux fils, Hussein et Abbas. La troisième est la grande ville du sud irakien entourée de puits de pétrole. Invités pour un colloque centré autour de la vie et l’œuvre d’un grand ayatollah récemment disparu, nous avons passé 7 jours dans ces 4 villes.
10-11 juin 2022. Kerbala – Bassorah – Zubayr
A Kerbala, on décide de quitter le « programme » et de rater la visite de deux autres sites religieux chiites. Le premier se situe en banlieue de Bagdad à Kadhimmyah et ses mausolées des VIIe (Moussa Al Kadhem) et IXe (Mohammad al Jawad) Imams descendants du prophète.
Le second est à Samarra, où le mausolée du XIe Imam (Hassan al Askari) père du XIIe (Mohammad al Mahdi) dont la parousie est attendue par les fidèles et marque la fin des temps. Le puits où Mohammad al Mahdi a disparu est l’objet d’une vénération immense. Sa défense contre Daech a été le déclencheur de l’investissement militaire de l’Iran en Irak en 2014 et 2015. Le voisin perse, avec son système politique théocratique, s’est inscrit dans un rôle de défenseur des lieux Saints Chiites. Sans s’encombrer d’en avertir la marjayeh de Najaf….
A l’hôtel, on rencontre une congressiste libanaise qui nous appuie en traduction auprès du personnel. On trouve un taxi pour aller à Bassorah. Sept heures de voyages à priori. Partir vers 16h et arriver dans la nuit. Notre chauffeur s’appelle Jamil. C’est un jeune père de famille qui a déjà 3 enfants. Sa fierté est étalonnée sur l’affection qu’il porte à sa voiture : une Chrysler « Obama ». « You like ? Euh yes yes… it goes fast »…. Sur la route de Diwanyah, les derniers troupeaux de moutons paissent ce que le soleil n’a pas brûlé.
A la vitesse comprise entre « 120 et 140 miles per hour », on ne traîne pas. Après moins de 2 heures de route et 4 check-points, on traverse une zone désertique bordée de flaques salines plus ou moins grandes. Lunaire, le paysage suit une luminosité agressive. Un peu plus loin, un troupeau de dromadaires nous rappelle que la nature est vraiment bien faite. Il fait 52 degrés à l’extérieur. Et l’été n’arrive que la semaine prochaine…
Le chauffeur montre quelques signes d’inquiétude. Nous aussi. Le niveau du carburant est très bas. Et les pompes que l’on croise n’ont pas de « benzine ». Sur l’autoroute totalement re-bitumée, la Chrysler “Obama” fonce. Sur la voie inverse, une pompe affiche son carburant. Demi-tour sur le mini terre-plein qui sépare les voies. A la pompe, on en profite pour boire un thé. Le vent charrie un sable argileux : Turab. Ici, l’un des noms d’Ali est Abu Tourab. Ses ennemis cherchaient à le ridiculiser. Ils n’ont pas saisi la charge symbolique que cela représentait et représente encore pour les fidèles de la famille du prophète qui se prosternent sur une galette de terre cuite : la torba. La terre séchée qui est autour du mausolée de l’Imam Hussein.
On reprend la route mais… en sens inverse de l’autoroute… avant de reprendre le bon sens de circulation vers le sud. Sans prévenir, notre chauffeur a roulé à contre-sens pendant près d’une minute à 70 miles per hour…
Bassorah est la seconde (ou troisième) ville-agglomération d’Irak. 2,5 millions d’habitants ? 3 millions ? Parmi eux, des déplacés du nord et du centre du pays, des gens du golfe qui ont fui la répression contre le printemps bahreïni par la famille Al Khalifah. D’autres encore, notamment des bidouns, bédouins du Koweit apatrides car victimes de discrimination. Plusieurs centaines de milliers de personnes dont certaines arrivent en Europe et obtiennent peu ou prou l’asile dans les pays anglo-saxons. Parmi ces bidouns, deux sœurs : une veuve et sa grande sœur, que nous allons visiter à Zubayr.
Dans la très lointaine banlieue sud de Bassorah, la ville de Zubayr offre un pan de mur qui date de la bataille du Chameau. Lors de ce conflit entre musulmans qui caractérise les premiers temps de l’Islam, le Calife Ali doit affronter une armée dirigée par d’autres compagnons du prophète et d’Aisha l’une de ses épouses. Après être entrés via de larges ponts autoroutiers dans Zubayr, on se gare près du Khotwa pour attendre nos amies irakiennes.
Elles nous emmènent chez elles, dans un bidon-ville. Elles vivent seules avec les chats du quartier qui s’abritent chez elles. « Les Irakiens sont plus crus que les animaux » lance Bakhta. Elles louent un terrain de 300 m² sur lequel sont implantés trois bâtiments et un quatrième qui sert de salle de bain et de toilette. Dans la cour, Un pied de vigne, un grenadier, un figuier et un magnifique palmier-dattier peuplent l’espace clôturé par de simples murs de parpaings. Dans le plus grand bâtiment, deux pièces. Sans meubles. Un frigo, peu de vaisselle, des tapis de paille au sol et un écran sur le mur font la décoration. Les bédouines aussi sont toujours prêtes à partir.
Déshéritées parmi les déshéritées, elles touchent 70 euros par mois par l’état. L’indigence, dans un pays qui regorge de ressources pétrolières, dont le prix monte à la faveur des crises internationales, n’est pas une mystification. Des millions d’Irakiens sont jetés dans la pauvreté. La participation aux élections dépasse à peine 10 % selon des sources locales. La corruption est endémique et le pays ressemble au Liban des années 70 et 80. Tous les pays voisins y faisaient leurs guerres par procuration selon un vieil adage : « à faire la guerre, on en est plus aise à la conduire hors de chez soi ».
Ainsi, l’Irak est la proie des autres depuis deux générations. Il n’est pas inutile de rappeler que la guerre est quasi permanente depuis celle lancée contre l’Iran en 1980 par Saddam Hussein. Avec les guerres du golfe, l’Irak est probablement le pays qui a reçu le plus de munitions sur la planète. Les bombes anglo-saxonnes sont enrobées de déchets radioactifs afin de mieux pénétrer les blindages des véhicules militaires. Dans le sol, les impacts se chiffrent en dizaines de milliers d’années. Aussi riche que rouge, la terre entre le Tigre et l’Euphrate est désormais polluée pour longtemps. Les professionnels de la santé se plaignent de la hausse des cas de cancer, de malformations à la naissance, entre autres.
Dans le quartier d’Al Achaar de Bassorah, on passe faire quelques courses au soukh : une prise-adaptatrice en tri-phasé à 1.500 dinars ; 2 poulets égorgés, plumés, et vidés sur place en quelques minutes (4 500 dinars), 1 kg de tomates (pour 1 500 dinars), 1 très grosse pastèque (2 000 dinars) et 3 bouteilles d’eau pour 750 dinars. La quatrième est offerte. On rentre vite tellement la chaleur est accablante.
Petit lexique pour bien comprendre…
Khotwa : vestige historique sanctifié par l’afflux de pèlerins.
Marjaas : Les marjaas sont l’équivalent des cardinaux catholiques dans la hiérarchie chiite. Ils sont réunis au sein de la « marjayeh , l’autorité suprême des chiites dans le monde, qui est installée à Najaf.