Les phénomènes de toxicomanie dans les milieux urbains sont bien documentés par des chercheurs en sciences sociales, politiques, sanitaires, sous un angle juridique, ou encore sécuritaire. En revanche, le milieu rural n’a pas bénéficié d’une telle attention. L’enquête1 qui suit, réalisée sur plusieurs mois et s’appuyant sur une trentaine d’entretiens2 dans les Hauts-de-France, en Auvergne, et en Belgique est une modeste contribution à la compréhension de ce phénomène. Dans ce premier volet, nous nous intéressons aux profils des consommateurs et à leurs habitudes.
- Une consommation festive
- Le cannabis banalisé chez les jeunes
- Des populations précarisées
- La France zone de transit
En échangeant avec une dizaine de consommateurs, mais aussi des magistrats, les forces de l’ordre et des soignants, force est de constater que les profils des consommateurs en zone rurale sont variés. Avec deux ans de crise sanitaire et plusieurs confinements, les habitudes des consommateurs ont changé : la prise de stupéfiants se fait en milieu fermé, plus difficile à détecter. Dans un quartier périphérique d’une aire urbaine de Flandre maritime transfrontalière, nous allons chez un groupe d’amis qui s’apprêtent à fêter le week-end. Parmi les sept personnes (dont trois couples) que compte le groupe, la moitié est trentenaire. Au programme, musique, piste de danse, alcool et prise de stupéfiants (alcool + speed + cannabis + herbe). Quatre enfants sont à l’étage et jouent.
Une consommation festive
Nous échangeons avec l’hôte, Xavier2, trentenaire en couple avec deux enfants qui exerce une profession d’employé commercial, et qui nous dresse un tableau des stupéfiants et des usagers. « A chaque catégorie sa cam : les bourgeois préfèrent la coke (avocats, banquiers, notaires…). Le Speed, c’est pour les travailleurs comme les dockers (jusqu’à 50 ans), des personnels hospitaliers, des ouvriers de base, des pêcheurs, des gars du BTP aussi ; le MDMA et l’ecstasy, c’est pour les fêtards ».
Concernant son usage personnel, Xavier indique : « Moi, j’en ai beaucoup pris du speed. Parce que j’en vendais. Là ça fait deux mois que je n’en avais pas pris. Ça va. Le speed te permet même de faire un boulot de merde. Le speed enlève la fatigue. C’est pour tenir. Tu prends une trace, c’est 20 cafés. Le speed, c’est 3, 4, 5 jours sans dormir. ». Dans le courant de la soirée, sa compagne s’isole aux toilettes pour prendre une « trace ». Les femmes boivent du champagne et les hommes sont au whisky. Toute la nuit… Et le cannabis ? « Ah ça, c’est tous les jours et pour tout le monde » plaisantent-ils.
Le phénomène de consommation festive, un Commandant de Gendarmerie opérant le long de la côte d’Opale, le confirme : « Les stupéfiants se prennent ici de manière festive lors d’événements particuliers, même si on a aussi une consommation plus pérenne. Ça touche toutes les catégories sociales ; des hommes plus souvent que des femmes. Ce qu’on trouve dans le secteur, c’est de la résine, de l’herbe, de la Coke, de l’héroïne. Pas de drogues de synthèse. Nous sommes confrontés à la proximité de Lille qui répond à la demande du secteur. »
Le cannabis banalisé chez les jeunes
Le constat est le même plus à l’intérieur des terres dans l’Audomarois, où nous échangeons avec un autre officier de gendarmerie. « Tous les jours, on trouve des stup’ sur les jeunes. Mes collègues motards en arrêtent deux ou trois tous les jours ! On constate une forte banalisation de certains produits. Ce qui faisait peur avant ne fait plus peur. Les consommateurs sont de plus en plus jeunes : l’adolescence, c’est 12 ans maintenant. Chez les ados, le cannabis est totalement banalisé. »
Cette banalisation du cannabis n’est pas sans conséquence. En France, le chiffre d’affaires généré par ce trafic dépasse le milliard d’euros. Soit la moitié de l’ensemble des drogues en France. « La France est le pays dont la prévalence de consommation de cannabis est la plus élevée chez les jeunes et les adultes en Europe » indique le rapport sur les tendances et les chiffres clés des drogues en France sur la période 2004-2017. L’accoutumance prend également plus d’importance parmi les consommateurs. La variabilité en agent THC devant probablement intervenir sur ce champ. On observe des parts de THC de plus de 30 %, contre 3 à 6 % il y a moins d’une décennie.
Des populations précarisées
Nous nous enfonçons un peu plus dans les terres des Hauts-de-France. Nous discutons avec un avocat amiénois, qui décrit la situation générale du périmètre judiciaire sur lequel il opère depuis une petite décennie. « Les toxicomanies sont avant tout une problématique sociologique avec une population précarisée des 18-35 ans surtout. A la campagne, l’héroïne est un fléau. Le gramme est entre 15 et 20 euros… Dans le trafic rural, on a affaire à des consommateurs qui sont aussi des petits revendeurs. »
La diversité des consommateurs est confirmée par Adam2. Quadragénaire expérimenté dans les situations d’urgence sanitaire et sociale avec des publics difficiles, l’homme a passé quelques années dans les services hospitaliers de la Côte d’Opale. A Boulogne-sur-Mer, il intègre l’équipe mobile Psychiatrique-Précarité. Pendant deux ans, il côtoie la misère sociale et la violence. Il travaillait en addictologie depuis 2016 en hospitalisation à l’hôpital de Boulogne-sur-Mer. Jusqu’à sa récente fermeture. Sur les profils de consommateurs, deux types sont observés : « En addictologie, on a du brassage de précaires et de gens qui bossent. » Et de poursuivre : « Il existe de nombreux traumas chez les gens. Dans certains centres, se côtoient des jeunes foutus dehors de chez eux, des migrants en procédure de demande d’asile, des clochards… Des boîtes à misère. Autour, il y a de nombreux trafics de médicaments. »
Un phénomène très « local » s’est également développé avec le problème migratoire que connaît le littoral des Hauts-de-France depuis vingt ans. Marie éducatrice spécialisée dans un CSAPA, (centre de soin, d’accompagnement et de Prévention en addictologie) explique : « On a beaucoup d’Afghans qui prennent surtout des médicaments. On a même des délivrances de substitution chez les demandeurs d’asile : tramadol, temesta. Beaucoup sont en maison d’arrêt. Il faut savoir que la vie dehors, ça se pratique souvent avec des produits pour tenir le coup ». On observe le même phénomène avec des personnes non-migrantes qui vivent dans la rue. Les CAARUD (centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues) les rencontrent lors de ses maraudes, parfois à la demande des riverains ou des commerçants. « Le CAARUD s’occupe des gens marginalisés : les consommateurs +++ qui ont un besoin d’accompagnement sanitaire important. Et souvent de prendre une douche… » poursuit notre interlocutrice.
Les publics de consommateurs forment une palette très large, qui consomment différents produits (souvent combinés), selon leur pouvoir d’achat. Au-delà des « accidentés de la vie » qui compensent des traumas par la prise de produits, une partie conséquente des usagers forme la cohorte des « quidams ».
Morgan Railane
- (1) Remarque : l’enquête ne prend en compte que les produits stupéfiants illégaux, soient : résines de cannabis, herbe, champignons hallucinogènes, Ecstasy, Speed, MDMA, cocaïne et dérivés, opiacés et dérivés
- (2) Outre le droit de protection des sources nous avons choisi de rendre anonymes tous les entretiens pour deux raisons : le confort des personnes dans leur prise de parole et la demande d’une très large partie d‘entre-eux.
La France zone de transit
« La France constitue une zone de transit privilégiée pour les substances illicites, structurée en trois axes principaux : un axe de trafic pour la résine de cannabis marocaine importée d’Espagne, qui traverse la France à destination des Pays-Bas et de la Belgique, et les deux routes en provenance de ces deux pays, plaques tournantes de distribution de cocaïne, de MDMA/ecstasy et d’héroïne vers l’Espagne et l’Italie. », lit-on dans les Données essentielles des drogues et addictions 2019, de l’Observatoire français des drogues et toxicomanies.