40 ans après, c’est l’un des derniers trophées de la ville de Grande-Synthe, près de Dunkerque : l’ASTV, la première télévision locale de France. Le 12 janvier 1982, le maire socialiste René Careme, pousse les feux de l’Association Synthoise de TéléVision (ASTV). C’est l’époque des radios libres et du socialisme communal mené par un maire ouvrier à Usinor (aujourd’hui Arcelor-Mittal). Aujourd’hui, Grande-Synthe, 22 000 habitants, continue de s’offrir une télévision locale qui lui coûte plus d’un demi-million d’euros par an et dont les équipes n’en peuvent plus de patiner. Au risque de craquer.
L’ASTV, c’est avant tout une histoire de famille, d’amis et… de beaucoup d’animosité sur fond de pouvoir hégémonique de la gauche socialiste locale, qui tient la ville depuis 1971. Grande-Synthe est de loin la ville la plus riche du territoire dunkerquois, grâce à la présence de plusieurs industries dont les taxes permettent de couvrir les larges dépenses de la collectivité qui en est récipiendaire. La ville finance de nombreuses associations et se dote de multiples équipements sportifs ; elle engage des travaux urbains d’ampleur… Et crée sa propre télévision.
« La première diffusion, c’est le 10 janvier 1984, se souvient Jean-Baptiste Guilbert arrivé 9 mois après le lancement. René (Careme, alors maire de Grande-Synthe, ndlr) avait vu des initiatives en Lorraine et à Grenoble. Quand il a créé le réseau câblé en 1974, il y pensait déjà. La télé était chapeautée par le Service Municipal d’Action Culturelle. On produisait environ 20 minutes par semaine ». De cette époque, il n’en reste que quelques-uns. Le personnel de l’ASTV est aujourd’hui composé de 5 journalistes, de deux personnels administratifs et d’un directeur.
L’ASTV traverse en effet une crise existentielle sur fond de problèmes humains. Depuis 3 ans, la chaîne vit une tempête sociale. Et sanitaire. Problèmes médicaux et divergences avec la direction ont amené les salariés à « fuir ». En deux ans, un quart de l’effectif a quitté la télévision, déclenchant une série de visites dont celles de l’inspection et de la médecine du travail. Avec, au final, l’obligation de réaliser un audit des problèmes de ressources humaines. En effet, ces dernières années, 4 personnes ont quitté le navire.
Des salariés en souffrance
Cette « évaluation de la qualité de vie au travail et des facteurs de risques psycho-sociaux » s’est déroulée de mars à mai 2021. Dix-huit pages qui s’appuient sur des entretiens individuels et un questionnaire auquel toutes et tous ont répondu. Des sources proches du dossier nous racontent : « c’est un médecin qui a déclenché cette enquête après avoir vu des salariés en souffrance. Cette structure est un mouroir, les gens sont résignés ; le management est digne du temps d’Usinor ». Parmi les pages et les tableaux de ce document, on découvre qu’un tiers des salariés « déclarent en permanence craquer à cause de leur travail ». Au total, ils sont plus d’un cinquième à ne pas être en être satisfaits.
Concernant les « niveaux de précision de missions et objectifs de travail », les résultats sont critiques : « 22 % des salariés se déclarent contrariés » quant à l’accès à l’information (un comble dans ce métier). Près de 40 % des salariés ne sont pas satisfaits de la cohérence des instructions… Quant aux objectifs de travail, la moitié « font avec » et 13 % sont « insatisfaits ». Enfin, sur les critères d’évaluation de l’activité, 38 % des salariés se déclarent insatisfaits. Si « l’organisation ne semble pas favoriser l’évolution des compétences ni la prise en compte de plans d’évolution des compétences », on note tout de même que « un meilleur accès à la formation ces dernières années est souligné par les collaborateurs ».
Une organisation trop peu claire
Mais globalement les conclusions du rapport sont virulentes. Ses rédacteurs constatent un « sentiment de manque de reconnaissance de l’activité réelle des collaborateurs et de leur implication. Pas ou peu d’objectifs de travail. Les orientations prises ne sont pas partagées, les collaborateurs ne sont pas consultés. Manque de clarté des instructions et les attentes. Les critères d’évaluation de l’activité ne sont pas partagés. Les limites de responsabilités sont parfois floues ».
Surtout, l’enquête pointe une « dissociation des fonctions peu marquée entre le Bureau et la Direction ». L’association est composée d’autres associations aux activités et buts bien différents… Leurs dirigeants sont souvent des retraités, parfois de la métallurgie. La municipalité a également ses représentants. Le maire actuel a été administrateur de l’ASTV. Bref, on dénote une dichotomie entre l’activité de l’association (produire et diffuser du contenu) et la nature des dirigeants.
Finalement, le rapport est sans appel : les salariés sont perdus : « le sens au travail est fortement impacté par le manque de clarté dans l’organisation, l’ambiance de travail et la dynamique insufflée au sein de la structure. En effet, les collaborateurs ne participent pas à l’élaboration de projets au sein de l’établissement. Le manque de reconnaissance de leurs compétences et le manque de considération qu’ils ressentent dégradent le sens au travail. »
Camarades journalistes, pointez !
Ces conclusions font écho à nos entretiens avec les salariés et des sources proches du dossier qui, toutes et tous, ont préféré parler sous couvert de l’anonymat. Telle salariée, globalement satisfaite de la gestion d’Alain Testa, décrit l’ambiance depuis 20 ans : « j’ai toujours connu l’ASTV avec des problèmes. Différents selon les époques. On a un bureau qui ne connaît rien de notre métier et qui est là tout le temps. Et des directeurs parfois consensuels ou épidermiques. Au final, tu ne sais plus quoi faire ». Côté programmes, les insatisfactions s’empilent. Un salarié énumère : « le sport a été arrêté quand Alain est arrivé. L’émission économique ensuite ». Un autre ajoute : « Testa arrête l’émission Culture. Et même les Jeux. Le cirque Gruss offrait 50 places aux familles, ça ramenait un monde fou. A un moment, on s’est même posé la question : l’ASTV est-elle encore regardée ? »
Un autre raconte un énième élément qui braque les équipes : l’installation d’une pointeuse. La télévision synthoise doit être le seul média en France à avoir installé une pointeuse pour encadrer les horaires de ses personnels. Les journalistes pointent tous les jours depuis le début de 2021. Achetée fin 2019, la machine ne servira pas au vu des confinements de 2020… « C’est arrivé après une négociation avec le bureau qui voulait un avenant à notre accord d’entreprise qui nous donnait 22.5 jours de RTT par an. Un accord 35 heures avantageux pour les salariés. On n’a rien signé et ils ont mis la pointeuse ! En soi, c’est une décision qui ne me choque pas. Un employeur paye ses salariés sur un volume d’heures de travail, c’est normal. Mais on nous l’a vendu comme une demande de l’inspection du travail pour nous éviter de faire trop d’heures… C’est évidemment faux ». D’autres s’y font. Ou essaient : « personnellement je ne ressens pas de contrainte. A part la pointeuse…. L’explication, nous dit-on, c’est l’inspection du travail qui voulait connaître nos horaires de travail. On se retrouve avec ce truc ; ça nous a fait bizarre et après… On s’adapte. On s’est senti contrôlés ».
Un personnel qui se renouvelle en partie
Les personnels de l’ASTV ont beaucoup changé en 4 décennies ; la première génération est éparpillée dans toute la France : maquilleuse en Île de France, réalisateur chez M6, Technicien dans la production audiovisuelle, universitaire à Londres, les ex de l’ASTV ont pris du champ et, pour la plupart, grimpé dans la hiérarchie sociale. Des derniers qui ont connu de plus ou moins loin la fondation de la chaîne, il ne reste plus qu’Alain Testa. L’équipe actuelle compte 3 nouvelles recrues qui ont remplacé les départs. Aujourd’hui, les salariés travaillent sous l’égide d’un accord salarial avantageux. Annualisés sur 1 579 heures, ils bénéficient de 22.5 jours de RTT par an. En moyenne, les salariés travaillent entre 33 et 135 heures par semaine. Aujourd’hui, c’est la troisième génération de journalistes qui entame sa carrière à l’ASTV.
Note de la rédaction : Pour l’heure, certains acteurs de ce dossier n’ont pas donné suite à nos sollicitations. C’est le cas de Martial Beyaert, l’actuel maire de Grande-Synthe, de Damien Careme, ancien maire de Grande-Synthe et ex-rédacteur en chef de la télé locale, et d’Alain Testa, directeur de l’association ASTV.