Les phénomènes de toxicomanie dans les milieux urbains sont bien documentés par des chercheurs en sciences sociales, politiques, sanitaires, sous un angle juridique, ou encore sécuritaire. En revanche, le milieu rural n’a pas bénéficié d’une telle attention. L’enquête(1) qui suit, réalisée sur plusieurs mois et s’appuyant sur trentaine d’entretiens(2) dans les Hauts-de-France, en Auvergne et en Belgique est une modeste contribution à la compréhension de ce phénomène. Dans ce quatrième et dernier volet, nous nous intéressons à l’organisation de la justice face à ces phénomènes.
Hauts-de-France : une situation géographique propice
Dans les Hauts-de-France, les particularités sont nombreuses par rapport à d’autres territoires. Frontalière d’une des plus grandes plaques tournantes de trafic de stupéfiants (Belgique-Pays-Bas), la région est aussi le point de passage privilégié vers les îles britanniques. En 2020, 4,7 tonnes de stupéfiants ont été saisies par les douanes dans les Hauts-de-France. Comme dans d’autres régions, les chiffres des saisies sont en hausse : 50 kg d’amphétamines (contre 83 estimés en 2021) ; 1,7 tonne de résine de cannabis ; 1,5 tonne d’herbe ; 1,7 tonne de cocaïne ; 117 kg d’héroïne (contre 169 en 2019) ; 32 kg de champignons et 580 kg de drogues de synthèse. Au rayon « synthèse », 208 000 doses d‘ecstasy ont été saisies en 2020 contre 235 000 en 2019 ; 6 000 doses de LSD contre moitié moins en 2019.
Le cadre des douanes, avec lequel nous avons échangé pour cette étude, précise : « Nos statistiques sont un peu faussées. Particulières. La cam arrive aux Pays-Bas et transite en France pour aller en Grande-Bretagne. La cocaïne arrive principalement d’Amérique du sud par bateau. L’héroïne, elle, vient des Balkans. Les drogues de synthèse ont tendance à monter : en fin d’année, on a fait 5.5 kg d’ecstasy… »
Les consommateurs en France
En 2019, on a évalué à 17,4 millions, le nombre de personnes ayant consommé de la drogue. Il s’agit alors essentiellement de jeunes adultes (15-34 ans) avec 2 consommateurs pour une consommatrice. Sur les opioïdes, on comptait 1 millions d’usagers en Europe en 2019 dont la moitié traitée en soins de substitution. Les opioïdes plus létales formaient les trois quarts des surdoses mortelles dans l’UE en 2019.
Avec la Belgique, les contacts sont évidemment permanents. Mais restent complexe au vu de la différence entre les effectifs : « La douane belge est un petit service. Ils concentrent leurs effectifs sur leurs points essentiels. Le port d’Anvers et l’aéroport de Charleroi. La frontière ici, c’est un nombre incalculable de portes. Nos postes fixes ont été peu à peu démantelés depuis 1993. On est passé en mobilité totale. En mode surprise. Le point fixe a disparu. On vient quelque part. On contrôle, on reste une heure. On revient, on recontrôle. On va partout sur les grands axes. On travaille avec un scanner pour les recherches. Avec nos voisins, on se retrouve sur le donnant-donnant : dans l’axe Sud-Nord, c’est de l’alcool et des eaux minérales qui remontent. Les Belges ont des taxes très fortes sur les eaux minérales : il y a de gros trafics. Sur l’axe Nord-sud, c’est le tabac, les stups, le tout-venant. »
Une gravité sous-estimée ?
L’avocat amiénois avec qui nous avons déjà échangé note une différence en milieu rural. « On a affaire à une population qui se défend différemment : dans les Cités, on ne parle pas ou peu. Les conséquences sont réelles. A la campagne, les gardes à vue se passent bien ; les gens s’expliquent spontanément, avouent tout. Complètement. La justice en tient compte généralement. » Dans les affaires de stupéfiants, il remarque une distorsion entre la peine encourue et le ressenti du condamné.
« La justice juge le délinquant, pas les faits. Il faut prendre garde à la nuance. C’est pour cela que les gens sont déçus des verdicts. La lourdeur ou la clémence peuvent dépendre du lieu où vous êtes jugés. Si on vous prend avec un kilo de cannabis à Aurillac, vous prendrez plus que si vous êtes pris avec la même quantité à Bobigny… Parce qu’en Auvergne, c’est assez rare alors que dans le 93, c’est totalement commun. Sur un autre plan, un récidiviste prendra forcément plus : le tribunal n’accepte pas qu’un délinquant revienne souvent pour les mêmes faits. La franchise ne paie pas toujours mais on ne peut pas reprocher ensuite aux accusés de ne pas s’expliquer. On a aussi jugé des gens, qui collaboraient, sans leur faire de cadeau. Un jugement peut également dépendre de l’actualité du moment. Depuis qu’on fait du bruit sur la violence faite aux femmes, les peines sont plus lourdes. »
Un procureur d’Auvergne remarque : « Dans les reventes, les hommes sont surreprésentés ; les femmes sont plutôt consommatrices. Certains sont accros et revendent pour consommer. On les dépiste, on les écoute, on le voit très bien. L’arsenal pénal prend en compte ces deux dimensions. Le besoin de soigner ou de punir. Il y a des sursis probatoires, avec des suivis. »
“Légalisation du cannabis et amendes forfaitaires”
Devant le nombre d’affaires relatives au cannabis, notre avocat amiénois prend position. « Le futur du cannabis ? Ça fait 40 ans que la légalisation fait débat dans ce pays. Mon père m’en parlait déjà dans les années 90. Nous avons toujours plaidé la bienveillance sur ce terrain. La France est paradoxale : c’est le 1er pays consommateur de stupéfiants en Europe -et particulièrement de cannabis-, et c’est aussi le pays qui est doté de la législation la plus dure. C’est une question politique. »
Une des réponses du droit face à l’encombrement des services par des affaires de cannabis s’est formée avec les Amendes Forfaitaires Délictuelles (AFD) utilisés depuis juin 2020 : la détention ou l’usage étant réprimés par une contravention. « Les amendes ok, ça a débouché les tuyaux. Et c’est vrai que depuis ces amendes, on n’a plus de personnes qui arrivent au tribunal pour usage de stupéfiants. Mais d’un autre côté, le consommateur voit son risque baisser et n’est pas incité à changer de comportement… Je crois que la réglementation viendra d’une contrainte européenne. L’Allemagne va légiférer prochainement. Il n’est pas vrai que les pays plus libéraux sont plus consommateurs. Aux Pays-Bas, l’écrasante majorité des gens qui fréquentent les coffeeshops sont français, allemands, belges parfois. Des touristes essentiellement. Dans la partie hollandaise de ma famille par alliance, aucun des jeunes n’est consommateur. Sauf peut-être une fois l’an pour une occasion spécifique.»
Un commandant de gendarmerie de Haute-Loire reconnaît le gain de temps des AFD. « Heureusement qu’on a les Amendes Forfaitaire Délictuelles (AFD) qui se font comme une contravention en 2 minutes. 200 balles à chaque fois. C’est beaucoup plus rapide en termes de paperasserie. La masse des stupéfiants dans notre travail, c’est compliqué. C’est sans fin. L’amende, c’est simple : une minute, c’est une verbalisation. On consigne la quantité de produit dans un livre et c’est généralement “écrasé” sur place. »
Nous échangeons également avec un major qui exerce dans les alentours de Saint-Omer en tant qu’enquêteur et formateur anti-drogue en prévention. Son avis sur le sujet est différent. « Sur les amendes forfaitaires délictuelle, je pense que c’est une erreur. On cautionne ; on oublie que c’est interdit. La toxicomanie, c’est d’abord médical. On se trompe. La loi est déjà bien faite sur ce sujet mais l’application laisse à désirer. Les drogues agissent sur la santé mentale et physique. Il faut expliquer pourquoi c’est interdit. Je dois aller former les personnels médico-sociaux aussi. » lequel souligne : « On constate une forte banalisation de certains produits stupéfiants. Ce qui faisait peur avant ne fait plus peur aujourd’hui. Les consommateurs sont de plus en plus jeunes : l’adolescence, c’est 12 ans maintenant. Chez les ados, le cannabis est totalement banalisé. » Avant de conclure : « Il n’y a pas de drogué heureux. »
“Et maintenant ?”
Au travers de ces nombreux entretiens qui nous ont permis d’aborder la toxicomanie en milieu rurale, plusieurs conclusions nous apparaissent. Concernant la répression des trafics, encadrées par l’autorité de la CNIL, les autorités seraient bien inspirées d’investir dans des équipes digitales et d’intervention et de développer les unités de surveillances des réseaux sociaux afin de suivre les trafics et de les mettre en échec tant ils semblent prendre une part de plus importante dans la distribution des produits stupéfiants. A minima, il s’agirait d’un outil d’évaluation de circulation et de la distribution des produits.
Une autre dimension cruciale du problème réside dans le fait, que, dans une majorité de cas, les consommateurs sont plus proches d’un patient que d’un délinquant. Plusieurs acteurs médico-sociaux nous ont fait part de manque d’effectifs, ainsi que des personnels pénitentiaires, judiciaires et sécuritaires. Aussi, il convient de renforcer les ressources humaines en termes d’accompagnement et de suivi médico-social comme de doter les forces de l’ordre d’équipements et de compétences technologiques dans leur lutte contre les réseaux désormais digitaux.
Si les combats contre les toxicomanies restent des luttes de titans face à une échelle de maux si grande, l’augmentation du nombre de consommateurs, de saisies, et de produits ne doit pas nous faire croire, en toute illusion, qu’une société puisse vivre sainement quand les drogues gagnent autant de terrain.
(1) Remarque : l’enquête ne prend en compte que les produits stupéfiants illégaux, soient : résines de cannabis, herbe, champignons hallucinogènes, Ecstasy, Speed, MDMA, cocaïne et dérivés, opiacés et dérivés.
(2) Outre le droit de protection des sources nous avons choisi de rendre anonymes tous les entretiens pour deux raisons : le confort des personnes dans leur prise de parole et la demande d’une très large partie d‘entre eux.