Les phénomènes de toxicomanie dans les milieux urbains sont bien documentés par des chercheurs en sciences sociales, politiques, sanitaires, sous un angle juridique, ou encore sécuritaire. En revanche, le milieu rural n’a pas bénéficié d’une telle attention. L’enquête(1) qui suit, réalisée sur plusieurs mois et s’appuyant sur trentaine d’entretiens(2) dans les Hauts-de-France, en Auvergne et en Belgique est une modeste contribution à la compréhension de ce phénomène. Dans ce troisième volet, nous nous intéressons aux parcours de soin pour lutter contre son addiction.
Accueil et évaluation médicale, psychologique et sociale
Les soins apportés aux patients souffrant d’addictologie s’inscrivent dans des dispositifs hospitaliers et médico-sociaux dépendant de l’hôpital et faisant travailler des partenaires divers comme les Centres de Soins et d’Accompagnement à la Prévention à l’Addictologie (CSAA) et les Centres d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des risques pour Usagers de Drogues (CAARUD). Ce sont les portes sanitaires les plus usitées par les personnes souffrant d’addictologie. Comme d’autres services publics en milieu rural, ils restent épars. Leurs missions sont larges : accueil, information, évaluation médicale, psychologique et sociale, orientation des usagers et de leurs entourages. A quoi il faut ajouter, la prise en charge médicale, psychologique, sociale, éducative… Suivi, sevrage. Enfin, parmi les missions « facultatives », on compte, entre autres, l’intervention en maison d’arrêt et la prise en charge des addictions sans substances (jeux, écrans).
Adam, infirmier d’une quarantaine d’années, qui s’exprimait dans le premier chapitre de cette enquête, partage son expérience. L’homme a passé quelques années dans les services hospitaliers de la Côte d’Opale. « J’ai un parcours humanitaire. J’ai été bénévole au Secours Catholique à Calais durant 8 ans. Infirmier à la Permanence d’Accès aux Soins de Santé (PASS) pendant 7 ans. Je suis aussi passé par le Samu social à Paris. Diplômé de Psychiatrie transculturelle ».
A Boulogne-sur-Mer, il intègre l’équipe mobile Psychiatrique-Précarité. Pendant deux ans ici, il côtoie la misère sociale et la violence. Il travaillait en addictologie depuis 2016 en hospitalisation à l’hôpital de Boulogne-sur-Mer. Jusqu’à sa récente fermeture. « Il y a un CSAPA et une équipe de liaison ainsi qu’un CAARUD (Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues). Il y a une antenne à Marquise et y en avait une à Desvres qui est tombée à l’eau. Il y a de moins en moins de présence médicale. La Communauté d’Agglomération du Boulonnais (CAB) voudrait le remonter. Mais je ne sais pas où ça en est ».
Du temps et de l’accompagnement
A Boulogne-sur-Mer, place Navarin se trouve le siège du Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA). Voisine de la bibliothèque de l’Université du Littoral, c’est aussi un point de deal et de consommation de stupéfiants.
« Souvent, les gens sont à l’héroïne et passent à la méthadone. Mais comme généralement ils picolent, ça amoindrit l’effet de la méthadone. Des délivrances de méthadone se font aussi en pharmacie. Au CSAPA, on a un rendez-vous avec un infirmier, un éducateur, un psychologue, un addictologue et parfois un diététicien. Il y a un dossier en amont. Les gens sont admis au Service de Soins et de Réadaptation. A l’hôpital, le sevrage dure 13 jours. Les publics, c’est pour l’héroïne, la cocaïne, de la poly-consommation, du cannabis aussi. Mais il n’y a pas de soins pour le cannabis. Pas vraiment. »
Le traitement sanitaire est un parcours qui nécessite temps et accompagnement. « Une hospitalisation, c’est préparé depuis des semaines. Ils arrivent avec leur sac. Ils ont un entretien avec un addictologue. On commence avec 20 g de méthadone. On ajoute 10 g si besoin. On tâtonne pour trouver la bonne dose. Pour le cannabis et la coke, on prescrit de l’acétylcystéine. Ça a un effet sur l’envie intense de consommer. C’est un fluidifiant pour bronchite.
En fait, on enlève un couvercle sur les émotions quand on enlève le produit. Naissent de la colère, de l’anxiété. On a un éducateur sportif : on se défoule, on reprend confiance, des moments de vie ensemble. Du rire, etc. Partager des choses simplement, sans arrière-pensées contrairement au monde la cam. On trouve d’autres sources de plaisir. On fait en sorte qu’ils reprennent soin d’eux. Ils se redécouvrent beaux… C’est « tournez manège ! » ensuite… (rires). C’est souvent la nana qui se faisait taper dessus qui s’amourache d’un mec qui était violent … Après les 13 jours de sevrage, on fait un suivi de soin qui peut durer 3 mois, 6 mois… Dans le coin ou plus loin. Mais les ruraux ne voyagent pas beaucoup ».
“Tout le monde se connaît en milieu rural”
Nous rencontrons également Marie, éducatrice spécialisée et qui intervient depuis 5 ans au sein de l’association Michel, accueillie au Centre social Espace Pierre de Coubertin à Bourbourg, petite ville de 7000 habitants entre Calais et Dunkerque. Elle reçoit les publics et suit plusieurs patients : « L’association a été créée en partant du terrain. C’est une femme qui l’a fondée parce que son conjoint est mort d’une overdose dans les années 70. Rien n’existait sur le dunkerquois à cette époque. L’association intervenait essentiellement en soutien et en prévention avec des bénévoles ».
Les activités de Michel se développent et l’association obtient une accréditation pour devenir un CSAPA (Centre de Soin, d’accompagnement et de Prévention en Addictologie) puis une accréditation CAARUD. Reconnue par l’Agence Régionale de Santé, celle-ci lui délègue ses missions et la rémunère pour ses services. Michel répond régulièrement à des appels à projets lancés par l’ARS. La structure est aujourd’hui dotée de 13 salariés correspondant à 11,5 équivalents-temps-plein dont 7 éducateurs spécialisés, 2 infirmières, et un psychologue. L’association travaille aussi en lien avec plusieurs médecins-addictologues de l’arrondissement. Son périmètre d’intervention couvre la Flandre maritimes de la frontière belge aux limites du Pas-de-Calais. L’association Michel travaille avec 3 médecins.
Marie poursuit : « A Bourboug, on a une permanence 2 fois par semaine. On est souvent dans les Centres Communaux d’Action Sociale ou d’autres structures pour rester discret. Tout le monde se connaît en milieu rural… Un jour par mois au centre social de Grand-Fort-Philippe. Notre siège est rue de Furnes à Dunkerque. L’association travaille beaucoup avec la justice pour les obligations de soins (avec le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation). A Bourboug, notre public, c’est 80 % des gens en obligation de soin. A Dunkerque, il y en a moins. »
“Prôner l’abstinence, ça n’a jamais fonctionné”
Coté soins, la structure s’appuie sur un dispositif bien rodé et de nombreux outils : « On a du matériel de réduction des risques : des kits d’injection (seringues, filtres qui purifient le produit, ndlr), des stéri-cup (qu’on trouve sur www.apothicom.org, ndlr) qui contiennent un filtre, un petit couteau. Mais on ne donne rien comme ça. Cela se fait suite à un entretien. On a aussi tout ce qu’il faut pour fumer : pipe coudée ou non avec des crèmes hydratantes pour les lèvres (pour la Coke ou le crack). On a du « Rouletapaille » : du papier pour sniffer sans risque de saleté qui existent dans les pailles par exemple. On a aussi des préservatifs, des gels hydroalcooliques… On ne prône pas l’abstinence : ça n’a jamais fonctionné. On essaie de faire quelque chose d’intelligent en limitant les autres risques pour eux et pour les autres.
On travaille avec le Centre Hospitalier de Dunkerque. Ce n’est jamais une obligation. Le CSAPA travaille sur les cures et les post-cures. Après que la personne soit volontaire. La grande question, c’est la régularité pour avoir une solution médicale. Chez nous, pour avoir un Traitement de mise Sous Opiacés (TSO), il faut voir l’éducateur spécialisé, le psychologue et le médecin (il y a des permanences 2 fois par semaine à Dunkerque). A Bourboug, je n’ai pas d’équipe médicale. Parfois j’emmène les gens chez le médecin.
Avec le patient, on fait une évaluation, une proposition de traitement avec parfois une hospitalisation pour le sevrage par exemple. La personne doit aller chercher son traitement tous les jours à l’association. Quand on habite Brouckerque, comment fait-on ? Beaucoup n’ont pas le permis. Aujourd’hui on donne du subutex et de la méthadone (tous les jours). Le médecin généraliste ne peut pas initier une ordonnance sur ce type de traitement. Il peut le renouveler mais pas l’initier. C’est un centre qui le fait. J’ai très peu de gens en substitution, c’est très rarement mis en place. L’ARS ne mettra pas en place des dispositifs avec des livraisons du traitement. Il n’y a pas assez de monde. » Les traitements ne sont naturellement pas que sanitaires. De l’animation est proposée, notamment aux publics jeunes.
Du côté de la justice, il n’est pas toujours simple de conduire le consommateur-« patient », vers les parcours de soins nous confie le procureur d’Auvergne que nous avons rencontré. « Nous avons des manques très important de médecins ce qui nous pose des problèmes pour faire exécuter les décisions…. On ordonne des injonctions thérapeutiques en envoyant la personne chez un médecin. Mais on ne peut pas le conduire directement devant un addictologue. »
Des médecins qui manquent, des structures qui ferment
Dans ce contexte, la fermeture des structures d’accueil, particulièrement en milieu rural apparait lourde de conséquence. Dans le boulonnais, nous rencontrons Sylvie, professionnelle de santé dans un service addictologie. Elle nous raconte la fermeture de son service il y a quelques semaines. « Quand j’arrive il y a quelques années, je découvre les violences faîtes aux femmes à Marquise, la direction complètement à côté du sujet est en rupture avec l’équipe mobile d’addictologie. Au départ, ce service a été monté par un médecin-généraliste. Structuré pour de l’hospitalisation, il dispose d’une équipe de liaison. C’était hyper carré et dirigé par un médecin hyperactif. Il y a 5 ou 6 ans, un nouveau médecin arrive. Un ex-urgentiste. Il semblait prendre en compte la balance décisionnelle dans le choix d’hospitaliser mais finalement, c’était la même soupe pour tout le monde. Moi je pense qu’il faut considérer les trajectoires individuelles. Beaucoup des patients ont grandi dans des ambiances compliquées. Beaucoup de femmes abusées sexuellement sont en addiction. »
L’ambiance souffre en sus d‘une dénonciation collective issue de certains personnels contre le médecin en question. La direction de l’hôpital s’en mêle quand survient un drame en septembre 2021 : un patient arrivé aux urgences, visiblement « chargé » est transféré en addictologie. Sans médecin et voyant que le patient sature, il est renvoyé aux urgences où il décède. Un signalement à l’ARS est alors lancé par le médecin. La direction de l’hôpital y est citée. Durant la même période, des salariés vivent une souffrance au travail et une alerte est lancée auprès du CHSCT et de syndicats. Des arrêts-maladies surviennent.
Notre interlocutrice reprend sa narration : « La direction réagit et nous paie 4 jours de formation en thérapie familiale…. L’équipe entière reste divisée. Ce drame a accéléré les choses. Le 19 octobre dernier, on apprend via une note de service que « suite à des dysfonctionnements graves…. Le service va fermer ». Au 1er novembre ! On perd notre travail et derrière y a les patients qui appellent et qui rechutent. La direction fait des réunions pour répartir les gens, une quarantaine de personnes. Mais il y a des cas complètement fous où les gens ne sont pas employés. Nos patients en addictologie sont redirigés vers Auberchicourt. Ils sont plusieurs centaines. Nous, en hospitalisation, on avait 14 lits pour deux semaines. Avec le turn-over et des possibilités d’aller en post-cure. Ce n’est pas les patients qui vont écrire au directeur pour se plaindre de la fermeture du service. Ils sont trop désocialisés. La direction ne fonctionne qu’aux chiffres. Nous on hospitalisait moins, mais on suivait mieux. Mais l’accompagnement, ils s’en foutent. »
Exerçant un métier par nature difficile parce qu’il les met en présence de souffrances humaines considérables, les professionnels médico-sociaux de Boulogne-sur-Mer se voient bouleversés par une fermeture brutale. Il est assez curieux de fermer un service et de désorganiser un dispositif alors même que les toxicomanies se développent et que les produits viennent très souvent de Belgique. A quelques kilomètres.
« La méthadone, et même le subutex,
c’est aussi dur d’arrêter que l’héroïne »Côté consommateurs, le chemin est long pour décrocher. Dans le bassin minier, nous rencontrons Abdel, 56 ans, séparé, père de 4 enfants et toxicomane depuis 30 ans (avec une période de trafic). Salarié en maladie, il est traité en sevrage depuis quelques mois et est « rangé » depuis 10 ans. Abdel décrit la difficulté d’en sortir : « La méthadone, et même le subutex, c’est aussi dur d’arrêter que l’héroïne. Vaut mieux prendre du tramadol ou du valium. Ça t’accroche moins. J’en connais qui prennent de la méthadone depuis 20 ans. Ils sont à 60 ou 80 mg par jour mais ils n’en prennent que 20. Ils revendent le reste. Parfois pour s’acheter de l’héro…Ca tourne en rond. »
(1) Remarque : l’enquête ne prend en compte que les produits stupéfiants illégaux, soient : résines de cannabis, herbe, champignons hallucinogènes, Ecstasy, Speed, MDMA, cocaïne et dérivés, opiacés et dérivés.
(2) Outre le droit de protection des sources nous avons choisi de rendre anonymes tous les entretiens pour deux raisons : le confort des personnes dans leur prise de parole et la demande d’une très large partie d‘entre eux.